dimanche 30 septembre 2007

Les « Gates » s’en vont (New York, New York)

5 mars 2005





Vienne la nuit sonne l'heure
Les « Gates » s'en vont je demeure...











Ce serait exagéré que de dire qu'il s'agit d'un blog sur les lettres francophones, en parlant des Gates de Christo & Jeanne-Claude... mais quand même, Jeanne-Claude est née à Casa ; ils se sont rencontrés à Paris où ils vivaient en 1958...

Ils vivent à New York depuis longtemps, et ils se sont donné un cadeau, et à nous aussi.

Qu'ils soient remerciés de nous avoir donné cette belle cérémonie, des milliards de photographies, une grande fête populaire. C'était la grande balade pour ces milliers de personnes qui ne se seraient sinon jamais aventurées dehors en plein hiver pour se promener au Central Park. Le 13 février était un dimanche de fête ; qui aurait pu imaginer tant de gens avec un si grand froid ? Les marchands de pretzels – et de glace ! – faisant plus d'affaires qu'en plein été torride.

On s'en est saturés, s'est bien rincé l'oeil, le départ se fait en douceur et pas trop tôt.

Ça me fait penser aux visions des auteurs sur New York... Je me demande quelles en seront les évocations de ce février 2005 dans les fictions à venir ?

De New York littéraire, les francophones se souviennent souvent du portait de Céline, de Voyage au bout de la nuit :

New York c'est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n'est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s'allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l'Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.

Mais le parc n'est pas cet espace-là, l'espace hard des buildings. La nature de Central Park est à la fois apprivoisée et indomptable ; Christo et Jeanne-Claude ont bien souligné son côté à la fois sauvage et artificiel.



Voilà une des raisons pour laquelle on vit dans une telle ville : pour ces moments de création et de saturation, comme pour l'exposition Matthew Barney, au Guggenheim en 2003 où il fallait retourner, trop souvent... « Ce ne sera qu'une imagination pervertie qui nous sauvera » m'avait dit à l'époque un ami en sortant du musée après des heures passées, ébahis, par la beauté, le choc et l'originalité de Barney.

Aujourd'hui le 5 mars, au parc restent encore quelques derniers gates mais les photographies de Gregory Colbert, ashes and snow, nous interpellent, la ville vit déjà autre chose, quelque chose d'autre qui nous rappelle pourquoi on est là, entassés dans ce béton et dans les foules plutôt que dans les plaines des Dakota ou dans un des États dits rouges ces jours-ci, où l'imaginaire d'un Matthew Barney blesserait les sensibilités dites pieuses.







Les Gates de Christo et Jeanne-Claude étaient quelque chose de spécial. Le 12 février, c'était un cérémonial du déferlement : lente, progressive, sans immam, sans rabbin, sans prêtre ou politicien (sauf notre maire richissime, ami des Christo depuis belle lurette) : une fête royalement laïque et populaire. Et elle le resta pendant plus de quinze jours.







Même avant que les tissus ne flottent dans le vent, les cadres seuls soulignaient autrement les pistes de notre parc, donnant de nouvelles perspectives aux promenades habituelles. Pendant tout le mois de février on a pu découvrer des coins transformés, des points de vues nouveaux. Quelques endroits les plus connus, comme la place de la fontaine Bethesda, étaient curieusement peu mis en valeur. Quand je pense à ce que certains auteurs ont fait de ce lieu, je suis reconnaissant aux Christos de l'avoir laissé tranquille. Serge Doubrovsky, par exemple, dans son autofiction La vie l'instant, avait le culot de clore son texte ainsi, sur la place :

La piazza, silencieuse, chatouillée de lancinantes rumbas, étincelle dans les torrents de lumière. Je cherche ma femme des yeux, elle a disparu. Là-bas, contre un arbre, j'entends ses hoquets. Elle dégueule.

Christo et Jeanne-Claude, par contre, ont laissé la beauté de la place et de la fontaine, sans les avoir invahies de leurs gates. Comme pour « L'allée des poètes », quelques beaux endroits naturellement magnifiques du parc – et qu'un Doubrovsky colore autrement – étaient ainsi peu touchés par les couleurs christo. Heureusement. Dans d'autres parties du parc, la partie sud par exemple, il y avait même trop de ces bannières orangées, jusqu'à trois rangées de cette couleur envahissante, une foule de tissu artificiel pendue et flottant au-dessus de la foule de homo sapiens.









Voilà des Newyorkais qui adorent notre ville, Christo et Jeanne-Claude. Eux, nous... on a eu la chance de voir leur installation sous des lumières et une météo changeantes, variant entre une couleur de feuilles d'automne sous les arbres dénudés à une couleur vive des tropiques : ciel bleu éclatant, neige blanche, orange vif. Jeux de soleil, jeux de lumière, de vent et de contrastes.




À chaque artiste d'apprécier Central Park comme bon lui semble, n'est-ce pas. Me restent, des Gates, des impressions de nature et de ciel soulignés, ce qui me fait penser, regardant certaines de mes photos que je n'affiche pas ici, au bleu du ciel newyorkais mis en valeur par Leslie Kaplan. Son roman Le Pont de Brooklyn s'ouvre au parc, et ses personnages y retournent souvent, en plein été. Quelques passages :
Le temps est magnifique. Lumière ouverte, totale. Quand ils arrivent au parc, il y a déjà une foule importante, presque trop de gens... [...]

Clarté du parc. Le grand soleil du jour, les arbres. Le bonheur du ciel.

Murmures et couleurs. [...]

Il s'est allongé sur le dos en silence et il regarde le ciel. Grand ciel pur. Son mouvement lent. [...]

Le parc. Déjà la fin de l'après-midi. Plaisir de la fraîcheur après l'avenue.

Ce moment particulier de la journée, cette hésitation. [...]

Le parc s'étend comme un grand lac naturel, touffu et vert. Au loin les immeubles le bordent, transparents et métalliques. La civilisation.

Une rumeur, dans le parc. Bourdonnement, épaisseur. Pas de bruits précis, un fond.

Empruntant le titre de la pièce de Duras, on a passé « des journées entières sous les arbres », mais là, c'était plutôt sous les gates, un moment inoubliablement sympathique, unique et éphémère... Sans doute cet orange, cette couleur tangerine – c'était une couleur saffron nous disaient les artistes – restera imprégné dans les imaginations newyorkaises pendant de longues années à venir.

TCS



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