samedi 13 octobre 2007

Alfred Largange, 1971-2007

New York, 13 octobre 2007

Hier, avec cet anniversaire curieux qui marque aux États-Unis (et ailleurs) l'arrivée, le 12 octobre 1492, de Christophe Colomb... aux Indes, n'est-ce pas... et, ayant moi-même terminé deux gros projets, la journée de Colomb était trop marquée (étant également la date choisie pour débuter le site Île en île il y a 9 ans), et j'ai pensé à Alfred Largange. Pourquoi Alfred? parce que la voix de Joseph Zobel m'est venu à l'esprit, quand Zobel parle de Colomb. Yane Mareine a fait enregistrer Joseph Zobel qui lit un beau texte drôle de Yane. Je crois avoir déjà partagé cet enregistrement avec Alfred.

Pour Alfred donc, je vous invite à faire jouer la voix de Joseph Zobel, lisant un texte de Yane Mareine, bel enregistrement qu'elle a utilisé dans son spectacle Les chants graffiti (descriptif dans le dossier sur Yane sur le site Gens de la Caraïbe) en 2001. Cliquez sur l'image ci-après à droite pour écouter Joseph Zobel (1'26") lire le texte qui suit:
Ainsi, il y eut un soir
il y eut un matin
la mer

d'autres soirs
et d'autres matins

la mer
la mer

soir et matin
soir et matin
la mer
la mer

toujours
la mer


Peur ou dedans
dehors
la mer


Il y eut calme plat
et tempêtes sous les crânes
Il y eut trouille au ventre
et horizons perdus
soixante-neuf jours
soixante-neuf nuits
la mer

Il y eut un soir
Il y eut un matin
Colomb vit que cela était bon

Le 12 octobre 1492
il patauge dans l'eau
jusqu'à mi-cuisses
et jubile,
Les Indes !

Les Indes !

En réalité, le soleil qui l'aveugle
est celui des Antilles

Il était gentil, Colomb !
mais il était con !
Il était CON !
Je viens de parler avec Yane Mareine qui me permet de mettre ça en ligne pour vous, pour Alfred.

Alfred Largange est mort soudainement le mois dernier. Voir cette page-hommage à Alfred Largange (par Francesca Palli, sur Potomitan). Je ne l'ai jamais rencontré, Alfred, mais nous avons établi une correspondance depuis plusieurs années. Cela a dû commencer au sujet d'Aimé Césaire, le premier auteur présenté sur le site d'Île en île dès l'ouverture du site... le 12 octobre 1998. Cela devait être Alfred qui m'avait écrit. Sans connaître mon correspondant, j'aurais facilement pris Alfred pour un vieux (¡ Ce n'était pas le cas !), jugeant par son prénom plutôt rare depuis une quarantaine d'années (voir le site notrefamille.com, pour la popularité des prénoms en France).

La présentation d'Aimé Césaire était longtemps en ligne sur Île en île sans texte biographique. Alfred Largange a offert d'écrire une présentation, en ligne depuis lors et par la suite souvent recopiée et imprimée ailleurs, presque toujours avec le nom d'Alfred Largange enlevé. Reproduit tel quel dans le recueil Hurricane, cris d'insulaires (Desnel, 2005), Suzanne Dracius (qui avait réuni le recueil) m'avait informé par la suite que c'était le bureau même d'Aimé Césaire qui lui avait offert le texte d'Alfred, avec ma bibliographie, sans son nom ou la provenance des informations.

Il s'en foutait pas mal, Alfred. Mais une correspondance est née, où il s'agissait parfois de littérature, parfois de plagiat, sinon d'Haïti.

Dans cette correspondance, il y avait celle qui traitait des autres dossiers pour Île en île, pour lesquels Alfred a réuni les photos et les éléments bibliographiques, et rédigé un texte de présentation biographique.

Joseph Zobel, d'abord. Pour ce dossier, j'ai fait remarquer à Alfred que l'encadrement que nous utilisons de sa photo garde l'insigne rouge de la Légion d'honneur sur la veste de Zobel. Et je lui ai dit que nous nous étions ratés en personne, puisque j'avais rencontré Joseph Zobel le même jour et au même endroit où Alfred avait pris la photo que vous voyez sur la présentation de Zobel sur Île en île. Mais je ne l'y avais pas croisé, Alfred, puisque nous ne savions pas que nous étions tous les deux à Paris et au Salon du livre ce jour-là, le 24 mars 2002. Par la suite, j'ai pu ajouter des enregistrements de la voix de Zobel dans les pages-annexes du dossier d'Île en île, des sélections du disque ramené de chez Papa Jo par Yane. Et Alfred a fait, après la mort de Joseph Zobel, un site-hommage consacré à l'écrivain. (Francesca m'informe qu'elle va transférer le site de Zobel sur Potomitan.)

C'est Alfred Largange qui m'a fait découvrir – et qui vous fait découvrir – Guy Cabort-Masson, par un troisième dossier d'un homme de lettres martiniquais. Cabort-Masson est sociologue, militant, engagé dans une pédagogie alternative dans les années 1970, essayiste... Je vous renvoie vers la présentation de Guy Cabort-Masson.

Alfred Largange avait 35 ans le jour de sa mort.

Après sa mort, j'ai reçu un courriel de son amie Micaela Rojas, qui nous a transmis des liens vers des traces d'Alfred – qui avait un pseudo (et une fois un site nommé) Bwabrilé – que l'on trouve sur le web, dont un article sur Matrix et un entretien avec Ramon Grosfogueles publiés dans le New West Indian, un article sur le roman Diab'la (de Zobel) sur Potomitan, et son Rapport sur la coopération martiniquaise et régionale. Peut-être que la page-hommage à Alfred Largange sur Potomitan aura un jour des liens pour retrouver tous les textes d'Alfred.

C'était un amoureux de la Caraïbe, Alfred Largange, un amoureux des îles et d'Haïti. Pendant deux de mes voyages en Haïti – pays où moi, du moins, n'ai pas le temps ou forcément une connexion pour m'occuper souvent de mon courriel – j'ai eu un échange avec Alfred. Hasard ? La dernière fois, c'était au sujet de Joseph Zobel, au moment de sa mort le 17 juin 2006. Cela ne pouvait pas être un hasard, puisque j'étais en Haïti ce jour-là, et en compagnie de Yane Mareine qui connaissait si bien Papa Jo (voir ci-dessus), quand Alfred et moi avons échangé ces messages – à travers les mers et les îles – au sujet de Joseph Zobel.

On a échangé une série de messages au sujet des textes d'Alfred écrits pour Île en île qui sont plagiés ailleurs sur le web, par la presse et dans des livres, sans citer son nom ni celui d'Île en île. Il y avait des courriels amusants partagés entre Suzanne Dracius, Alfred et moi au sujet de Grioo.com, par exemple, qui se plaignait des gens qui plagiaient leur site, quand Grioo ne se gênait pas à se servir librement des textes et images d'Île en île, dont tout n'est pas effacé...

Et puis, il y avait une conversation libre avec Alfred, selon l'inspiration. Dans ma boîte de réception (Inbox), je retrouve un message de lui auquel je n'avais pas encore répondu où il s'agit de Fabienne Kanor (que je pouvais aller voir sur YouTube), du mot taïno, ouragan / hurricane... et d'autres sujets encore. Alfred me disait que quelqu'un qui recherchait une subvention (une demande qu'il espérait aboutir nulle part) pour se consacrer à Aimé Césaire, se servait librement, écrivait-il, "du texte que j'avais rédigé pour d'Iles-en-Iles" (qu'il orthographiait toujours ainsi). Son courriel se termine,
"Enfin, le plagiat n'est-il pas un hommage du vulgaire ?"
Je peux confirmer qu'en plus de mes propres hommages respectueux et amicaux, Alfred Largange a déjà reçu beaucoup d'autres hommages "du vulgaire", et des vulgaires !

En janvier, j'ai fait escale dans le bel aéroport de Singapour en revenant d'un voyage sublime à Bali. Je lui ai écrit ne pouvoir m'imaginer vivre à Singapour comme lui, mais lui disais que, pourquoi ne pas faire escale une prochaine fois, qui sait quand, pour le rencontrer à son île de Singapour ?

Comment terminer ? En disant à son amie, Micaela Rojas, que je ne l'ai jamais connu, Alfred – elle le connaissait depuis 20 ans – mais que j'aimerais découvrir Emile MONA, pour elle, pour lui. Du courriel de Micaela, je cite le texte de la chanson, pour ne pas oublier.

Agoulousse lan mô
Ti-chimen an yo kryé lan mô a
Piti piti piti, nou tout' la ké pasé
Piti piti piti, fok nou pasé kan mêm
Pasé nou ka pasé, pasé anlè tè a

Yo chanjé nom'y pou yo ba'y nom volè
Poutchi ou kryé'y vôlè, sa i ja volè ki ta'w
Poutchi ou kryé'y volè, Bondyé pa lé'w lè ou mô
Pasé nou ka pasé, pasé anlè tè a
"
Je vous remercie, Micaela, de nous avoir tenu au courant. Avec mes hommages partagés et mes condoléances à sa famille et à ses proches, je rappelle que l'échange amical que j'avais avec lui n'est rien par rapport à son geste généreux que je souligne, c'est-à-dire, ses diverses façons de présenter la littérature et la culture antillaises, et de célebrer ses compatriotes martiniquais en les faisant mieux connaître par ses recherches diffusées, comme on le voit, par le web. Je le remercie encore une fois en lui disant adieu.

Les notices publiques de son décès informent qu'il est né le 8 décembre. Comme moi. Cette année 2007, je serai à Lyon, où "le 8 décembre dure 4 jours" : fête de l'Immaculée Conception, fête de la ville de Lyon : les rues se remplissent de foules qui se promènent dans les traboules et sur les places, avec les lumières laser et les lumignons dans toutes les fenêtres. Pour la Fête des Lumières à Lyon cette année, le 8 décembre, j'allumerai un lumignon pour Alfred.

Adieu, Alfred. Aux retrouvailles virtuelles et Immaculées des 8 décembre.

Une bougie pour un esprit ami, intelligent et généreux, parti trop tôt.

TCS