dimanche 30 septembre 2007

Un beau fruit étrange de Kettly Mars

3 avril 2006

Le dernier roman de Kettly Mars, L'Heure hybride, nous raconte l'histoire d'un fruit étrange...

Lors du Salon du livre de Paris le mois dernier, on affirmait que c'était le premier roman de Kettly Mars. Contexte parisien des francofffonies oblige, il fallait rappeler qu'il y a des livres en langue française qui ne sont pas Made in France... Kettly Mars a une oeuvre déjà. (Voir une présentation de Kettly Mars sur « île en île ».)

« L'heure hybride » du titre est celle où la nuit s'accompagne d'une journée naissante, où « la lune énorme et froide... [mêle] sa lumière à celle de l'aube ». Pendant l'émission du Bateau Livre le 19 mars 2006, Frédéric Ferney a demandé à l'auteure ce que c'est que « l'heure hybride ». C'est un questionnement, a-t-elle répondu, une angoisse perpétuelle, la quête de « qui suis-je ? » du personnage principal.

En lisant le roman, je pensais (difficile à expliquer pourquoi) à la chanson « Strange Fruit », rendue si célèbre par Billie Holiday. « Strange Fruit », vous connaissez ? Écrite par un enseignant juif du Bronx, Abel Meerepol (dit Lewis Allan), la chanson a également donné le titre à un documentaire sur Billie Holiday. Les fruits de la chanson en question étaient plutôt les hommes noirs, lynchés, qui pendaient comme de drôles de fruits aux arbres... Comme pour l'étrangeté de la voix tragique sui generis de Billie Holiday, le personnage principal du roman de Kettly Mars me faisait penser à un fruit étrange: Jean François Éric L'Hermite, dit Rico L'Hermite.

Tout de même, dans le roman il ne s'agit pas de tragédie ; le héros ne meurt pas. Mais il porte en lui une certaine étrangeté, dont son angoisse, et il n'est pas le seul personnage unique du roman. Parmi les personnages secondaires par exemple, il y a Vaura, locataire de la même pension que Rico. « Fleur étrange », cette étudiante en psychologie snobe notre héros ; elle le dérange et refuse ses avances. Rico reste sûr de lui, convaincu qu'elle succombera à ses charmes : « Je l'aurai à l'usure, au timing comme on dit, quand les petits amis encore imberbes ne pourront plus combler... ».

Tout dans le roman se passe en une seule soirée, entre 5 heures 35 et neuf heures dix du soir. C'est le lendemain d'une soirée particulièrement mouvementée pour le héros qui se réveille et se prépare pour une autre tournée nocturne à Port-au-Prince. « L'heure hybride » évoque également le moment où la journée se transforme en crepuscule, moment de transformation et de réflexion pour la faune de nuit comme Rico. En se levant, Rico se rappelle la soirée torride avec des amis fêtards de musique, d'alcool et de sexe : « Nous fréquentions le salon de Patrice pour les mêmes raisons, lever du gibier »
En moins de quatre heures, tout se passe pendant le réveil de Rico qui s'apprête à ressortir. Âgé bientôt de 40 ans, Rico fait un bilan de sa vie. La bête de plaisir réfléchit à sa vie passée ; l'anniversaire qui s'approche s'annonce décisif.

Je m'empêche de révéler la dernière partie du roman pour ne pas gâcher le plaisir d'une première lecture. Ça m'agace tant, en fait, de lire des comptes rendus qui révèlent trop de l'intrigue. Un exemple est facile à trouver avec un titre préféré, L'Espérance-macadam, de Gisèle Pineau. Souvent la critique de ce roman de 1995 (et jusqu'à la 4e de couverture de la version poche) dévoile une partie trop importante de l'intrigue. Comme pour L'Espérance macadam, L'heure hybride sera autre à la 2e et énième lecture.

Il faut pourtant donner une idée du sujet. En trois mots, Rico L'Hermite est fils de pute. Une sorte de Don Juan (mise en scène à la Roger Planchon si vous le voulez), les victimes de ses charmes comprennent de vieilles dames qu'il baise au propre comme au figuré. Bel homme, « mulâtre brun, un griffe ou un grimaud amélioré », il sait profiter, à l'instar de sa mère, de ses charmes et attributs physiques, sa « belle gueule » et ses « yeux couleur de miel ». Coureur de femmes, gigolo quand ça lui permet de vivre et quand ça l'amuse, c'est une bête à plaisir. « On vit sans honte sa misère » dit-il, comme sa mère, simple, digne et regrettée : « Je ne sais à quel critère évaluer sa moralité, mais si elle fut amorale, elle le fut avec distinction ». Comme elle, dit-il, et « Avec elle, le sexe et le plaisir habitaient mon quotidien au même titre que le vent, le soleil ou la mer ».

Rico est un personnage hors temps, hors contexte : son histoire est universelle même si elle se déroule sous une dictature et dans une misère qui sont précisées (un journaliste tombé par ci, une première dame par là qui donne un show de générosité vide de sens lors d'un passage à un orphelinat) : une « corruption qui mène le pays [et] fait la loi ». « Ici on ne parle pas. On n'enquête pas sur la misère. On ne dénonce pas », on ne soulève pas de vagues...

Le lecteur apprend à aimer Rico dont la mère le préférait « intelligent et fainéant qu'actif et bête » ; il est beau, charmeur et surtout seul. Il aime s'amuser chez son ami Patrice où l'on oublie ses misères dans les fêtes de beau monde et de racaille, douce et dure. On y retrouve également (et dans un néologisme de Kettly Mars) « la gigolaille » dont il fait partie.

Sauvage et solitaire, Rico L'Hermite est un beau fruit étrange. Roman d'une « douce angoisse » et d'une « violente tendresse » (je ne fais que citer quelques fragments), j'espère en avoir dit assez pour inspirer une lecture...

Kettly Mars, L'Heure hybride, roman paru aux éditions Vents d'ailleurs.

TCS

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