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mardi 30 août 2011

At Bill's

Bill Coleman nous a quittés dimanche, en plein milieu d'une tempête nommée Irène, qui avait laissé des morts et trop d'eau en Haïti, en Caroline, à New York, dans le Vermont, au Canada... Manhattan était incroyablement calme : les aéroports fermés et tout dans la ville était arrêté : le métro, les trains de banlieue, les autobus.

William P. Coleman, 19 janvier 1923 - 28 août 2011.

J'ai déjà parlé des moments passés chez Bill, en évoquant des souvenirs de Jean-Claude Charles. Cette photo de Bill et Jean-Claude date de 2004.
On note des piles de livres : une histoire de la communauté afro-américaine de Lexington, Kentucky, un gros volume du Negro History Bulletin, un texte en français (Douze ?), un ouvre-bouteille et Jean-Claude, avec un verre sans doute de Barbancourt, peut-être de whisky.

Le New York Times. Un dwapo au mur. Bill, avec ses lunettes de lecture à la main, et le téléphone (vieux style avec fil) toujours à côté de lui.

Une journée de papote chez Bill. Dommage que Jean-Claude n'ait jamais eu le temps ou la volonté d'avancer avec son travail sur Chester Himes. Bill était parfaitement connecté avec l'intelligentsia afro-américaine... Et on parlait pas mal de Himes au moment de la réédition de Cast the First Stone, remettant les parties censurées la première fois, sous le titre Yesterday Will Make You Cry.

J'ai connu Bill à l'époque où il était collègue de CUNY, à la faculté BMCC où il dirigeait le Center for Ethnic Studies : on avait des amis et des collègues et un intérêt pour Haïti en commun. Je ne trouve de bonnes photos que de l'époque où il était déjà à la retraite.

Il habitait un chouette brownstone à Harlem qui lui appartenait, avec un escalier à l'intérieur. Voici Bill en 2005 descendant vers le rez-de-chaussée. Finalement, les 2 étages d'escalier – et l'autre qui menait à la cuisine, en bas – étaient de trop pour Bill après une énième crise cardiaque et sa santé faiblissante.

Il en avait assez vu du quartier aussi : cambriolages et voyous de l'époque dure. Ça allait mieux dans le Manhattan post-Giuliani, post 11 septembre : il était temps pour Bill de vendre, pour habiter un espace plus gérable avec l'âge avançant.

Jean-Claude allait perdre son pied-à-terre à Manhattan, d'autres devaient partir aussi, et c'était la fin de règne du cercle culturel chez Bill.

Le peintre Frantz Baltazar faisait partie des locataires habituels ; le voici avec Bill, l'année du déménagement (2005). C'était donc déjà la fin d'une époque. Bill tenait à rester à Harlem, pas trop loin de la bibliothèque Schomburg, et allait encore déménager deux fois avant d'atterrir à son dernier appartement au 5e, avec ascenseur.

C'était assez triste de passer dans la maison la dernière fois, jour où j'ai pris quelques photos. J'aime bien celle-ci
où l'on voit Bill refleté dans le miroir dans une des chambres. Avec un déménagement, il y a toujours tous les souvenirs qui ressurgissent, dans chaque pièce, parfois avec des objets à trier. If these walls could talk!


On a toujours bien discuté et rigolé chez Bill, avec toutes sortes de références (musique, peinture, essais, événements, littérature) sorties des connaissances éclectiques de Bill, aussi riches et diverses que ses amis de passage.

Dans son recueil Free, Jean-Claude parle de Bill dans un poème, « At Well's » que je cite en bas d'une page d'hommages à Jean-Claude Charles. Le poème se trouve dans une section qui s'appelle « La Route du Blues ». Sur cette route, il y avait Bill. Et il y avait Wells, un restaurant choisi certes pour son poulet frit mais aussi par l'association avec le vrai prénom de Bill, William : At Well's, At Bill's. Wells Restaurant existe depuis 1938. Il n'est plus à l'endroit du grand-père (voir cette explication), mais il n'est pas étonnant que ce soit par Bill que Jean-Claude découvre des lieux légendaires de Harlem, dont Wells où, lors de la Renaissance de Harlem, « People from Paris, when they'd come, would get chicken and waffles ».

C'était un homme très doux, Bill, très intelligent, social. On s'est trop peu revus ces dernières années. Une fois je l'avais vu à l'hôpital après une nouvelle chute de santé : on pensait que c'était la fin, mais Bill arrivait toujours à retrouver une énergie, pour se réunir avec nous quand on célébrait la vie de Jean-Claude, ou pour recevoir chez lui Elvire, la fille de Jean-Claude, ou pour déménager encore une fois, à plus de 85 ans...

Ses livres, ses papiers, ses disques, ses tableaux sont éparpillés dans diverses collections publiques et privées. Je n'ai pas encore remis dans leur place les deux tableaux que j'ai pu m'offrir de sa collection. Je les ai descendus (du meuble où ils sont posés) samedi soir pour le passage de l'ouragan Irène. C'est un coin de l'appartement qui fuit et il y avait effectivement des fuites dimanche.

Il faudrait que je m'occupe de ces tableaux. Les remettre à leur place, ou même les encadrer un jour, même s'ils sont sombres. Ils sont de Pierre Augustin, artiste de Port-au-Prince (né en 1945). Il se peut que Bill les ait achetés directement du peintre. Qui sait ?


Pierre Augustin, 1976



Pierre Augustin, 1982


Quelques souvenirs lors du passage d'un ouragan, et d'un ami.


P.S. Les arrangements ne sont pas encore faits pour savoir quelle sorte de réunion formelle aura lieu entre famille et amis pour marquer son passage.

mercredi 7 mai 2008

Jean-Claude Charles, «bachelor» du Marais

Taraudé par la terre de mon enfance, mais homme d'écriture et de plusieurs cultures, je n'ai pas d'autre patrie que les mots. Pas d'autre pari que celui de faire connaître un espace et un exil mal connus.
Jean-Claude Charles est mort aujourd'hui à Paris. De façon définitive, l'enracinerrant (son propre néologisme) prend vol depuis Paris, Port-au-Prince, Harlem et ailleurs pour continuer son enracinerrance dans l'au-delà...

J'ai pris cette photo de Jean-Claude en juillet 2003, rue des Archives à Paris, pas loin de chez lui. C'était ce jour-là je crois où un article de la revue L'Histoire, sur Haïti, l'avait fait divaguer sur la disparition de l'Acte de l'Indépendance d'Haïti. Cette histoire l'obsédait : deux ans après, il en reparle dans sa chronique pour Haïti Tribune, un article qu'il appelle «L'énigme du Palais». L'Acte a été «égaré», précise-t-il, non pas «perdu». Il spécule sur les chances de retrouver le document précieux...
Il n'échappe pas à l'observateur le moins attentif que la mémoire longue du peuple d'Haïti, au-delà des rapports réel/imaginaire, oralité/écriture, etc. appelle cette mise en perspective permanente de l'amont et de l'aval, hier et aujourd'hui. Loin de jeter la suspicion sur la matérialité de l'Acte, cette démarche, reliée à une investigation à travers l'abondante historiographie haïtienne et autres archives pourrait bien ouvrir des pistes insoupçonnées. Si l'on admet que l'objet de notre recherche a bel et bien existé, il faut alors reconnaître qu'il aura, à un certain moment, disparu. À quel moment cette disparition a-t-elle eu lieu ? Comment ? Quelle chance avons-nous de trouver l'introuvable ?
Une disparition beckettienne, on attend toujours retrouver de telles «reliques» de la République haïtienne.

Ce soir, il s'agit plutôt de la disparition de Jean-Claude, partie en fumée.

Cette photo a été reprise, toute petite et in black and white, dans le chapitre que Dany Laferrière consacre à Jean-Claude Charles dans Les années 80 dans ma vieille Ford (Mémoire d'encrier, 2005). En 1983, Dany Laferrière voit chez Jean-Claude «un long jeune homme avec des jambes interminables et un style télégraphique» ; le texte de Dany me rappelle les «longues mains brunes et minces» de Jean-Claude Charles, et surtout son écrivain fétiche : Chester Himes.

Jean-Claude était obsédé par Chester Himes comme Sartre par Flaubert. Une oeuvre devait en résulter, des improvisations sur un air de Himes, imagination fraternelle. Chester Himes donnait le «la» : le style, le jazz de Chicago et de Harlem, le blues du Mississippi.

Pour son dossier sur le site Île en île, un jour à Manhattan j'ai enregistré Jean-Claude Charles lire quelques poèmes de La Route du Blues. Écoutez voir ; 15 minutes. Versez-vous un Barbancourt pour donner l'ambiance. Straight, no chaser.

Jean-Claude a bien connu le blues. Le blues de Harlem, du Mississippi. Le blues américain.

écoute Cécile si tu ne sais pas jouer du blues
tu ne joueras jamais vraiment du jazz
(Muddy Waters)

Le rêve américain. Life, liberty and the pursuit of happiness. Il a rendu compte de nos prisons, Jean-Claude, avec un titre trompeur, De si jolies petites plages (Stock, 1982). Vision socioculturelle, témoignage de la vie carcérale des boat-people -- «emprisonnés pour délit de recherche du bonheur, droit reconnu pourtant par la Constitution américaine» -- avec qui il partageait une terre natale.

Diaspora de Duvalier père, exilé de la première génération, c'était un «malade de [sa] mère, ce morceau d'île qui baigne entre Cuba et Porto Rico». Nègre enracinerrant, il fréquentait des bars malfamés en Amérique, on the wrong side of the tracks, là où le blues se partageait dans une harmonie de rasades envoyées, de paroles, de fumée et de musique. À titre de journaliste, il rentrait dans les prisons de l'Oncle Sam des années 1970. Sur ses compatriotes emprisonnés :
Première spécificité : l'image qui s'impose serait bien celle de sinistrés désertant le théâtre de quelque catastrophe naturelle -- deux décennies de cyclone Duvalier. Deuxième spécificité : voilà les seuls boat-people du monde à se réfugier dans les bras des responsables directs de leur malheur.
De si jolies petites plages
a été publié en 1982. De façon personnelle, Jean-Claude Charles y témoigne du rêve américain vécu par certains parmi le premier million d'Haïtiens exilés sous la dictature des Duvalier. Plus de vingt-cinq ans plus tard, ça ne change pas tant que ça dans les prisons étatsuniennes : voir l'exemple en Floride raconté par Edwidge Danticat (Brother, I'm Dying, 2007) ou lire les dernières nouvelles de Guantanamo...

C'est à Harlem où j'ai rencontré Jean-Claude, chez Bill (qui figure dans les textes de Free). Maison de célibataires, de bachelors... Jean-Claude a élu quartier-général chez Bill qui avait, lui, ce don de réunir chez lui un monde disparate d'hommes en manque de femmes ou de famille : artistes, solidaires en marge, chacun sa chambre. Dans les espaces communs, un va-et-vient de poètes, de paumés, de peintres, de littéraires. Blacks qui ont connu toutes les appelations jusqu'à l'actuelle African-Americans, même s'il fallait ajouter d'autres préfix (Haitian-, Jamaican- Native American-) à l'appartenance Américaine....

Harlem. Clubs, bars, boîtes. The Schomberg. Broadway qui passait en-dessous des fenêtres de la chambre de Jean-Claude. Blues, chez Bill. Si possible, du Barbancourt. Et toujours un volume de Chester Himes.

Peu intéressé par la publication de la nouvelle édition de Yesterday Will Make You Cry de Himes en 1998, Jean-Claude était tout de même curieux de savoir ce qu'en disait la presse. La nouvelle édition rétablissait tout ce qui avait été censuré de l'édition des années 1950 quand les éditeurs avaient jugé nécessaire de modifier le point de vue de la narration, et d'expurger tant de scènes de la vie carcérale et de l'homosexualité.

Entre les lignes se lit la fraternité des hommes qui n'a cure des sexualités ou des «races». La fraternelle poésie trimballe ses pauvres vérités en forme de stylos, de cigarettes, de paroles.

Je reprends la photo ; on recule. Derrière Jean-Claude, la boutique qui s'affiche Mod's Hair souligne chez lui un soupçon d'afro des années 1970, traîné avec la fumée qui signale également un temps révolu.

Bill a vendu sa maison : la chambre à Harlem de Jean-Claude n'est plus là. Chantons un blues pour la maison d'hommes célibataires, dandys de Harlem, enracinerrants, fantômes qui passent. Avec un air de jazz, Free Time.

Free
(son dernier recueil).

Thank God Almighty, I'm free at last.

L'année dernière (2007), j'ai publié un recueil de courts textes d'auteurs haïtiens, Une journée haïtienne. Le dernier texte du recueil allait être celui de Jean-Claude Charles, «Ceci n'est pas une fiction», avec une dateline de Paris, le 8 décembre 2006. Ce sera une autre fin inachevée, un texte dont il n'a écrit que le titre.

Plus de 20 ans après sa première publication à Paris, son roman Bamboola Bamboche est réimprimé aux Presses Nationales d'Haïti en 2007. L'occasion permet à l'homme de revenir en Haïti comme l'écrivain qu'il est devenu depuis son départ plus de 35 ans plus tôt.

Ceci n'est pas une fiction.

Dandy des temps modernes, ce nègre habitait une garçonnière dans le Marais. Les temps changent, les célibataires aussi. Free, ce «nègre en cavale» comme il le dit de son ami Dany Laferrière,
... les jazzmen free n'ont pas peur de mélanger les harmoniques hauts comme leur mère et très graves quand ils jouent aux méchants et parfois ça déraille un peu beaucoup comme un train du sud profond tu vois bourré de nègres en cavale
Jean-Claude Charles nous a laissé de quoi (ra)conter longuement. Je l'ai connu maigre comme un clou, ses longues jambes se pliaient pour la conversation qui revenait souvent aux refrains de Chester Himes, de jazz, de Harlem, de Barbancourt et de l'énigme haïtienne.

Il faut qu'on raconte Jean-Claude, il faut qu'on le lise. L'écrivain de l'époque Duvalier, l'époque Black Power. Du Free Jazz. Sainte Dérive des cochons (1977) précède celle de Manhattan Blues (1985) et Ferdinand je suis à Paris (1988). L'oeuvre de l'enracinerrant reflète les réalités de plusieurs pays d'une époque mouvementée.

Je n'ai pas eu l'occasion de dire adieu à l'ami. J'espère que d'autres témoigneront de l'homme et de l'écrivain qui vient de nous quitter.

Jean-Claude Charles lègue sa parole singulière aux générations actuelles et à venir, à Elvire, à tous les enracinerrants...

À la sienne !