Taraudé par la terre de mon enfance, mais homme d'écriture et de plusieurs cultures, je n'ai pas d'autre patrie que les mots. Pas d'autre pari que celui de faire connaître un espace et un exil mal connus.Jean-Claude Charles est mort aujourd'hui à Paris. De façon définitive, l'enracinerrant (son propre néologisme) prend vol depuis Paris, Port-au-Prince, Harlem et ailleurs pour continuer son enracinerrance dans l'au-delà...
J'ai pris cette photo de Jean-Claude en juillet 2003, rue des Archives à Paris, pas loin de chez lui. C'était ce jour-là je crois où un article de la revue L'Histoire, sur Haïti, l'avait fait divaguer sur la disparition de l'Acte de l'Indépendance d'Haïti. Cette histoire l'obsédait : deux ans après, il en reparle dans sa chronique pour Haïti Tribune, un article qu'il appelle «L'énigme du Palais». L'Acte a été «égaré», précise-t-il, non pas «perdu». Il spécule sur les chances de retrouver le document précieux...
Il n'échappe pas à l'observateur le moins attentif que la mémoire longue du peuple d'Haïti, au-delà des rapports réel/imaginaire, oralité/écriture, etc. appelle cette mise en perspective permanente de l'amont et de l'aval, hier et aujourd'hui. Loin de jeter la suspicion sur la matérialité de l'Acte, cette démarche, reliée à une investigation à travers l'abondante historiographie haïtienne et autres archives pourrait bien ouvrir des pistes insoupçonnées. Si l'on admet que l'objet de notre recherche a bel et bien existé, il faut alors reconnaître qu'il aura, à un certain moment, disparu. À quel moment cette disparition a-t-elle eu lieu ? Comment ? Quelle chance avons-nous de trouver l'introuvable ?Une disparition beckettienne, on attend toujours retrouver de telles «reliques» de la République haïtienne.
Ce soir, il s'agit plutôt de la disparition de Jean-Claude, partie en fumée.
Cette photo a été reprise, toute petite et in black and white, dans le chapitre que Dany Laferrière consacre à Jean-Claude Charles dans Les années 80 dans ma vieille Ford (Mémoire d'encrier, 2005). En 1983, Dany Laferrière voit chez Jean-Claude «un long jeune homme avec des jambes interminables et un style télégraphique» ; le texte de Dany me rappelle les «longues mains brunes et minces» de Jean-Claude Charles, et surtout son écrivain fétiche : Chester Himes.
Jean-Claude était obsédé par Chester Himes comme Sartre par Flaubert. Une oeuvre devait en résulter, des improvisations sur un air de Himes, imagination fraternelle. Chester Himes donnait le «la» : le style, le jazz de Chicago et de Harlem, le blues du Mississippi.
Pour son dossier sur le site Île en île, un jour à Manhattan j'ai enregistré Jean-Claude Charles lire quelques poèmes de La Route du Blues. Écoutez voir ; 15 minutes. Versez-vous un Barbancourt pour donner l'ambiance. Straight, no chaser.
Jean-Claude a bien connu le blues. Le blues de Harlem, du Mississippi. Le blues américain.
écoute Cécile si tu ne sais pas jouer du blues
tu ne joueras jamais vraiment du jazz
(Muddy Waters)
tu ne joueras jamais vraiment du jazz
(Muddy Waters)
Le rêve américain. Life, liberty and the pursuit of happiness. Il a rendu compte de nos prisons, Jean-Claude, avec un titre trompeur, De si jolies petites plages (Stock, 1982). Vision socioculturelle, témoignage de la vie carcérale des boat-people -- «emprisonnés pour délit de recherche du bonheur, droit reconnu pourtant par la Constitution américaine» -- avec qui il partageait une terre natale.
Diaspora de Duvalier père, exilé de la première génération, c'était un «malade de [sa] mère, ce morceau d'île qui baigne entre Cuba et Porto Rico». Nègre enracinerrant, il fréquentait des bars malfamés en Amérique, on the wrong side of the tracks, là où le blues se partageait dans une harmonie de rasades envoyées, de paroles, de fumée et de musique. À titre de journaliste, il rentrait dans les prisons de l'Oncle Sam des années 1970. Sur ses compatriotes emprisonnés :
Première spécificité : l'image qui s'impose serait bien celle de sinistrés désertant le théâtre de quelque catastrophe naturelle -- deux décennies de cyclone Duvalier. Deuxième spécificité : voilà les seuls boat-people du monde à se réfugier dans les bras des responsables directs de leur malheur.De si jolies petites plages a été publié en 1982. De façon personnelle, Jean-Claude Charles y témoigne du rêve américain vécu par certains parmi le premier million d'Haïtiens exilés sous la dictature des Duvalier. Plus de vingt-cinq ans plus tard, ça ne change pas tant que ça dans les prisons étatsuniennes : voir l'exemple en Floride raconté par Edwidge Danticat (Brother, I'm Dying, 2007) ou lire les dernières nouvelles de Guantanamo...
C'est à Harlem où j'ai rencontré Jean-Claude, chez Bill (qui figure dans les textes de Free). Maison de célibataires, de bachelors... Jean-Claude a élu quartier-général chez Bill qui avait, lui, ce don de réunir chez lui un monde disparate d'hommes en manque de femmes ou de famille : artistes, solidaires en marge, chacun sa chambre. Dans les espaces communs, un va-et-vient de poètes, de paumés, de peintres, de littéraires. Blacks qui ont connu toutes les appelations jusqu'à l'actuelle African-Americans, même s'il fallait ajouter d'autres préfix (Haitian-, Jamaican- Native American-) à l'appartenance Américaine....
Harlem. Clubs, bars, boîtes. The Schomberg. Broadway qui passait en-dessous des fenêtres de la chambre de Jean-Claude. Blues, chez Bill. Si possible, du Barbancourt. Et toujours un volume de Chester Himes.
Peu intéressé par la publication de la nouvelle édition de Yesterday Will Make You Cry de Himes en 1998, Jean-Claude était tout de même curieux de savoir ce qu'en disait la presse. La nouvelle édition rétablissait tout ce qui avait été censuré de l'édition des années 1950 quand les éditeurs avaient jugé nécessaire de modifier le point de vue de la narration, et d'expurger tant de scènes de la vie carcérale et de l'homosexualité.
Entre les lignes se lit la fraternité des hommes qui n'a cure des sexualités ou des «races». La fraternelle poésie trimballe ses pauvres vérités en forme de stylos, de cigarettes, de paroles.
Je reprends la photo ; on recule. Derrière Jean-Claude, la boutique qui s'affiche Mod's Hair souligne chez lui un soupçon d'afro des années 1970, traîné avec la fumée qui signale également un temps révolu.
Bill a vendu sa maison : la chambre à Harlem de Jean-Claude n'est plus là. Chantons un blues pour la maison d'hommes célibataires, dandys de Harlem, enracinerrants, fantômes qui passent. Avec un air de jazz, Free Time.
Free (son dernier recueil).
Thank God Almighty, I'm free at last.
L'année dernière (2007), j'ai publié un recueil de courts textes d'auteurs haïtiens, Une journée haïtienne. Le dernier texte du recueil allait être celui de Jean-Claude Charles, «Ceci n'est pas une fiction», avec une dateline de Paris, le 8 décembre 2006. Ce sera une autre fin inachevée, un texte dont il n'a écrit que le titre.
Plus de 20 ans après sa première publication à Paris, son roman Bamboola Bamboche est réimprimé aux Presses Nationales d'Haïti en 2007. L'occasion permet à l'homme de revenir en Haïti comme l'écrivain qu'il est devenu depuis son départ plus de 35 ans plus tôt.
Ceci n'est pas une fiction.
Dandy des temps modernes, ce nègre habitait une garçonnière dans le Marais. Les temps changent, les célibataires aussi. Free, ce «nègre en cavale» comme il le dit de son ami Dany Laferrière,
... les jazzmen free n'ont pas peur de mélanger les harmoniques hauts comme leur mère et très graves quand ils jouent aux méchants et parfois ça déraille un peu beaucoup comme un train du sud profond tu vois bourré de nègres en cavaleJean-Claude Charles nous a laissé de quoi (ra)conter longuement. Je l'ai connu maigre comme un clou, ses longues jambes se pliaient pour la conversation qui revenait souvent aux refrains de Chester Himes, de jazz, de Harlem, de Barbancourt et de l'énigme haïtienne.
Il faut qu'on raconte Jean-Claude, il faut qu'on le lise. L'écrivain de l'époque Duvalier, l'époque Black Power. Du Free Jazz. Sainte Dérive des cochons (1977) précède celle de Manhattan Blues (1985) et Ferdinand je suis à Paris (1988). L'oeuvre de l'enracinerrant reflète les réalités de plusieurs pays d'une époque mouvementée.
Je n'ai pas eu l'occasion de dire adieu à l'ami. J'espère que d'autres témoigneront de l'homme et de l'écrivain qui vient de nous quitter.
Jean-Claude Charles lègue sa parole singulière aux générations actuelles et à venir, à Elvire, à tous les enracinerrants...
À la sienne !
1 commentaire:
Merci, pour cette belle évocation de Jean-Claude Charles.
Je l’ai côtoyé en 1974, à Strasbourg puis à Houston, où il avait rejoint sa compagne, Marianne Sirgent. Marianne et moi avions tous deux décroché un poste d’assistant de français à « U of H » (University of Houston), après notre licence. Je me souviens de quelques visites chez eux, dans la moiteur étouffante de septembre. Ils avaient loué un appartement dans une de ces résidences ternes, proches du campus. Jean-Claude nous y attendait assis en tailleur sur la moquette d’un salon entièrement vide. Il tapait sur une machine à écrire posée sur la moquette, en tirant sur une pipe. Son calme serein m’intimidait beaucoup, moi qui ne tenais pas en place en cette période de choc culturel. On allait manger quelque tacos dans le coin. Je crois qu’ils sont partis tous les deux avant Noêl de cette année-là. New York ? Chicago ? Houston n’était pas leur truc. Je ne les ai jamais revus, ni l’un ni l’autre, mais ils m’ont manqué.
Ce n’est que treize ans plus tard que j’ai découvert l’écrivain Charles. Par hasard, sur les rayons "littérature caribéenne" dans la Benson Library du « LAC » (Latin-American Center) de UT-Austin. Je cherchais les romans de Jacques Stephen Alexis pour ma thèse sur le réalisme merveilleux et je suis tombé sur Bamboola Bamboche et De si jolies petites plages. Je crois que je les ai lus sur place, en gelant dans les travées air-conditionnées. Quelle force expressive dans les mots de quelqu’un que j’avais pris pour un grand flegmatique !
Il a donc revu Haiti. A-t-il écrit sur ce retour au pays natal après tant d’années ?
Charles Scheel, Metz
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