Pour Natania
... Il éprouve un besoin de parler, de dire un paquet de choses qu'un Noir garde ordinairement au fond de lui-même, tel ce désir de connaître sa véritable identité, son vrai nom, les raisons pour lesquelles un groupe de mortels, dans son pays, ont tant de mal à se faire reconnaître, ce rêve de tout Noir vaillant de faire sauter cette terre, ce pays qui engendre tant de misères, de se libérer de cette vie, de sortir sa famille d'un noeud de serpents qui semble remonter au temps où la Guinée faisait gronder le tonnerre, de rejeter ces images, soi-disant saintes avec pourtant une telle force d'attraction qu'elles enlèvent aux hommes leur courage d'autrefois.
– Gérard Étienne, La Reine Soleil Levée
Au moment des grands départs, on se demande où le chemin avait débuté. En fait, c'était à Tucson, dans l'Arizona, où j'ai rencontré Gérard et Natania pour la première fois. C'était au congrès du
Conseil International d'Études Francophones (CIEF) en avril 1991.
Gérard était un fidèle des congrès du CIEF : il y avait toujours au moins une table ronde sur son oeuvre, un public intéressé, et les interventions à la fois de Natania comme de Gérard. Au congrès de Strasbourg un an après, je ne pouvais en rien comprendre son hostilité féroce pour le jeune président populaire, Jean-Bertrand Aristide qui, entretemps, s'était fait renverser et vivait en exil. (Une dizaine d'années après, on aurait cru Gérard Étienne prophète, avec un Aristide bien moins populaire qui a pris de nouveau la route de l'exil.) Même si Tahar Djaout s'était fait assassiner peu avant le congrès du CIEF à Casablanca en juillet 1993, Gérard faisait partie de ceux qui ne voulaient pas qu'on signe, au nom des chercheurs du monde qui y étaient présents, une lettre au gouvernement algérien appelant à un soutien urgent auprès des multiples intellectuels et de simples citoyens en train de se faire massacrer. À cause des «fonds reçus par le gouvernement canadien» et patati patata, on n'avait pas le droit de prendre des positions politiques... une francophonie couillonne. Au congrès du CIEF dans le Maine en 2001, il était le plus grand résistant à l'idée de tenir le congrès dans son pays natal.
Rarement est-ce que j'ai vu Gérard prendre position de façon légère. C'était un fervent partisan comme un ennemi acharné, selon l'idée. Dans les pages du
Matin de Port-au-Prince aujourd'hui, Lyonel Trouillot capte bien Gérard avec trois adjectifs, «
Talentueux, bagarreur et savant». L'ayant fréquenté de temps en temps depuis les années, surtout à ces congrès du CIEF, j'ai appris que ce n'était pas la peine que je discute de la politique avec lui. Sur bien des choses, on n'allait jamais être d'accord ; la dernière fois où je l'ai vu, en 2003, c'était vers le début de la guerre (qui continue) en Iraq, et ce n'était pas la peine que j'ose ouvrir la bouche pour dire quoi que ce soit sur son Israël sacré.
Mais c'était justement sur des questions de la judaïté que j'ai commencé à vraiment connaître Gérard et Natania. Ils figurent toujours ensemble dans mon souvenir, couple intense : deux personnalités fortes qui se soutenaient et parfois devaient monter le volume pour pouvoir prendre la parole de l'autre. Deux êtres si intelligents, si passionnés. Je ne peux imaginer ce que devait être leur mariage mixte au Canada il y a 40 ans, mais sans doute tout le monde était pris comme moi par leur passion pour la vie comme l'un(e) par l'autre, et finissait tout de suite en discussion animée, oubliant l'improbabilité d'une vie heureuse (si elle n'était pas, comme toute vie, sans ses tourments) au Canada pour une Juive du Marais avec un Capois de père vaudouisant.
C'était en 1997 en Guadeloupe, où j'ai vraiment «rencontré» Gérard et Natania et qu'ils sont devenus famille en quelque sorte, en partageant des bribes de ma curieuse histoire familiale de déracinements et déchirures hérités de mon père ashkénaze anti-sémite. J'ai pu connaître des oreilles attentives, et comprendre la profondeur et la sérénité de leur foi. On accepte plus facilement les curiosités de tels amis proches quand on s'apprivoise, quand les liens se tissent, comme ça se fait en famille, autour d'un plat et d'une conversation. Ce nègre-juif-là était de ma (petite) taille ; les accolades avec Gérard étaient toujours chaleureusement fraternelles.
En fait, c'était lui qui s'appelait « juif nègre » comme on peut lire dans
l'entretien entre Gérard Étienne et Ghila Sroka, publié dans
La Tribune Juive en 2003, et peu après mis en ligne sur
Île en île. En créole haïtien, un « nèg » est un homme ; le terme n'a forcément rien du péjoratif de ce qu'on appelle « The N Word » en anglais. Et pourtant, Gérard est l'auteur du roman,
Le Nègre crucifié, qui le définissait en quelque sorte. Victime de Duvalier père, Gérard a eu la chance ou la force de survivre. Enfin, c'est lui qui sait mieux raconter son histoire.
La
page de présentation de Gérard Étienne sur
Île en île donne une bibliographie de son oeuvre. En fait, il y a d'autres pages beaucoup plus détaillées que Natania a préparées : en plus du romancier et poète, ce qui a fait sa renommée, de ses essais (sur la Négritude, par exemple, et sur
Femme noire dans le discours littéraire haïtien), je signale son immense travail de journaliste. Chroniqueur pour des journaux comme
Haïti-Progès et
Haïti-Observateur, il contribuait souvent à d'autres journaux à Moncton, à Montréal et à Port-au-Prince.
En marchant vers la fac hier matin, ayant appris la nouvelle de sa mort, je ne pouvais que penser à sa voix. Tonitruante, porteuse... C'était la voix de Gérard Étienne, et de personne d'autre. En même temps, il y avait (par exemple, dans ses R et dans sa diction), quelque chose de classiquement haïtien : une voix habituée à la transmission de cette littérature-là, orale, par la radio comme dans la salle de classe. Voilà pourquoi je suis content d'avoir voulu l'enregistrer pour le site. Vous pouvez l'écouter lire deux extraits, tirés de
La Charte des crépuscules (poésie) et un extrait de son roman,
La Pacotille. J'avais presque peur qu'il pète les plombs ce soir-là, tellement il était pris dans ses textes. Mais non, c'était Gérard en performance, le poète qui se plaisait à redonner vie à ses textes.
Auquel nous redonnerons vie l'occasion permettant.
La Reine Soleil Levée reste sans doute mon préféré, peut-être pour sa mise en scène de la protagoniste principale, Mathilde, marchande, mère et Haïtienne debout... Par le titre du roman, et le prénom du fils du narrateur et Mathilde – Jacques – Gérard Étienne fait savoir son admiration pour l'oeuvre de Jacques-Stephen Alexis. Gérard était un grand connaisseur de la littérature de son pays natal. Jusqu'à son exil et au-delà, il fréquentait et faisait partie des cours d'Immortels haïtiens, par les combats poétiques et politiques.
Dans son blogue sur
la disparition de Gérard Étienne mise en ligne aujourd'hui,
Stanley Péan nous rappelle la fameuse soirée en 1993 où Gérard Étienne était sur le plateau avec «l'imbuvable
Denise Bombardier à la télévision de Radio-Canada». Gérard en a tiré un livre (
L'Injustice! Désinformation et mépris de la loi), et l'incident garde des souvenirs auprès de tant de monde. Le jour de sa mort, le monde entier jouaient en boucle une vidéo d'une autre
souillure télévisée, le lanceur de chaussures qui visait George W. Bush pendant sa dernière visite en Iraq. Symboliquement graves, les incidents ont laissé une marque qui est, selon son point de vue, risibles ou tragi-comiques. Ceci dit, je me rappelle bien du jour en 2003, à une conférence à l'université Concordia à Montréal où Natania, avec le soutien de Gérard à ses côtés, a pris publiquement la défense de Stanley Péan contre ladite Bombardier, au sujet de la controverse qui avait mis fin à ses chroniques dans
La Presse. Au roman de Bombardier (
Ouf!), le journal ne voulait pas publier le compte-rendu de Péan («Bof!») qui était drôle et intelligent (
le texte est disponible sur le site du
Libraire), comme le Jazzman sait l'être, et le couple Étienne, solidaire, a mérité mes applaudissements.
Au début de ce message, j'ai placé une photo prise le même soir que la suivante ; la première photo de Gérard est la meilleure des deux. Elles ont été prises le soir en juin 2003 où l'enregistrement pour
Île en île a était fait, après un repas copieux et de longues conversations avec Gérard, Natania et Christiane Ndiaye, de l'Université de Montréal.
Il se peut que ce soit la dernière fois que nous nous soyons vus... Avec le courriel, les échanges de voeux passent comme un bonjour téléphonique et on a l'impression de rester, même de loin, en contact. Gérard m'avait envoyé en 2006 un texte dramatique pour le recueil collectif,
Une journée haïtienne (2007) – «Tragédie en une scène» – et je vois qu'il a publié cette année (2008) sa première pièce de théâtre,
Monsieur le président, dans la maison qu'il a fondée avec Natania, les
Éditions du Marais.
Au congrès du CIEF à Sousse, en 2000, Gérard voulait rentrer dans la synagogue locale, et allait se faire renvoyer par le responsable – qui avait certes vu toutes sortes de têtes de juifs européens et tunisiens, comme Yves Chemla qui était sans doute de la partie ce jour-là – mais sans doute n'avait jamais vu une tête de nègre juif comme celle de Gérard. Il y a de telles histoires chez Gérard qui sont rentrées dans les légendes, et ce n'était que quand ils étaient revenus à l'hôtel que j'ai entendu parler de la surprise des personnes à la synagogue d'entendre Gérard prouver jusqu'aux cieux sa judaïté en se mettant à chanter des psaumes en hébreu.
יהוה t'aura entendu Gérard... Les portes s'ouvrent ; ta voix porte loin.
Je suis sûr que l'envolée définitive de Gérard sera bruyante et chantée ; Bossuet ferait mieux que moi pour soutenir Natania, Joël, Michaëlla et les leurs.
Je ne fais qu'une pause à la mémoire d'un ami, d'une voix qui restera avec moi et dont l'oeuvre mérite de nouvelles lectures.
TCS